Réforme primes de nuit : Qui gagne, qui perd ?
Un des volets de la réforme du travail de nuit de l’Arizona consiste à réduire les primes de nuit dans le secteur de la distribution. Elle affectera 32 000 travailleurs de nuit et 140 000 travailleurs du soir. Cette étude analyse les aspects distributionnels de la réforme. La baisse des primes coûtera à terme 25 millions € net annuellement aux travailleurs et entraînera un manque à gagner pour la sécurité sociale et les impôts de 20 millions €. La réforme rapportera 45 millions € aux entreprises du commerce et de la logistique. L’essentiel des effets de la réforme se produira en dehors des secteurs liés à l’e-commerce. Cette étude plaide pour d’autres mesures moins coûteuses si l’on veut développer l’e-commerce.
Introduction
L’accord de gouvernement Arizona prévoit de faciliter le travail de nuit. Parmi les mesures envisagées figure la réduction des heures de ce qui est considéré comme la nuit. Seul le travail entre minuit à 5 h du matin serait compté comme du travail de nuit, au lieu de celui entre 20 h à 6 h actuellement. L’impact principal de la réforme est la fin du versement de primes de nuit entre 20 h et minuit et entre 5 h et 6 h du matin. Des primes de nuit ne seront donc possiblement payées que pendant cinq heures au lieu de dix.
Dans la version actuelle des textes, la réforme concerne le secteur de la distribution (commerce, transport, logistique) et la commission paritaire 200. Cette liste peut toutefois être élargie par arrêté royal. Seuls les nouveaux contrats seraient affectés. L’impact de la réforme sera donc graduel, au rythme des nouvelles embauches, même si certaines entreprises feront probablement signer de nouveaux contrats à leurs travailleurs actuels.
L’objectif de cette étude est de clarifier les montants en jeu : combien de travailleurs sont occupés la nuit dans la distribution ? Combien vont-ils perdre ? Combien les entreprises vont-elles gagner ? Quel sera l’éventuel coût de cette réforme pour l’État ?
Nombre de travailleurs affectés
Les données disponibles existantes, issues des enquêtes « Force de travail », distinguent le travail de nuit (24 h-5 h) du travail du soir (19 h-24 h). Le tableau 1 montre que dans la distribution, il y a près de 32 000 travailleurs de nuit et 140 000 travailleurs du soir. Il s’agit du nombre de travailleurs qui seront affectés par la réforme Arizona, à l’exclusion de ceux qui prestent uniquement entre 19 h et 20 h.
Parmi ces travailleurs, les plus affectés par la réforme Arizona sont les 31 927 personnes qui travaillent entre minuit et 5 h du matin. En effet, s’ils prestent à temps plein, ils effectuent généralement des shifts 22 h-6 h et donc perdront trois heures de primes de nuit.
Notons que ces travailleurs ne travaillent pas toujours la nuit. Selon le tableau 2, la moitié des travailleurs preste habituellement la nuit (soit au moins la moitié du nombre de jours prestés) et l’autre moitié n’y preste qu’occasionnellement (soit moins de la moitié du nombre de jours prestés, mais au moins pendant une heure).
Le travail de nuit dans la distribution n’est donc pas un phénomène monolithique. Il y a un noyau dur d’environ 15 200 travailleurs qui officie presque toujours de nuit, auquel se rajoutent dix fois plus de travailleurs de nuit occasionnels, ou qui effectuent des demi-nuits, qui commencent leur shift à l’aube, qui effectuent un service 14 h-22 h, etc. La réforme du travail de nuit dans la distribution va donc toucher entre 140 000 et 170 000 personnes, si l’on considère que les travailleurs de nuit commencent souvent avant minuit et qu’ils peuvent être repris dans les deux catégories.
Coût de la mesure : perte de primes pour les travailleurs
Quantifier le coût de la réforme des primes de nuit n’est pas aisé. Le montant des primes de nuit peut varier d’une entreprise à l’autre, de même que les horaires ou d’autres paramètres. Il faut donc s’appuyer sur un certain nombre d’hypothèses.
La première – la plus importante – est que ne sont considérés que les 31 927 travailleurs prestant entre 24 h et 5 h du matin. Cette simplification s’explique par le fait que parmi les travailleurs prestant entre 19 h et 24 h, l’heure entre 19 h et 20 h n’est souvent pas soumise à une prime, et parfois pas non plus celles entre 19 h et 22 h (en commission paritaire 119). Or, dans les données, il est impossible de savoir quelles sont les heures effectivement prestées dans la tranche 19 h-24 h. L’impact de la réforme mesuré porte donc sur un cinquième des personnes affectées (celles qui le sont le plus concernées) et constitue donc une sous-estimation des transferts d’argent qui auront lieu.
Les magasins étant fermés entre 24 h et 5 h du matin, l’essentiel des travailleurs de nuit est occupé dans les dépôts ou dans le transport. Il s’agit pour la plupart d’ouvriers ressortissant des commissions paritaires 119 (commerce alimentaire) et 140.03 (transport et logistique). Le tableau 3 reprend les salaires minimums sectoriels pour un ouvrier représentatif de ces secteurs.
En commission paritaire 140.03 (transport et logistique), les primes de nuit correspondent soit à 12,5 % du salaire brut, soit à un montant forfaitaire. Dans ce secteur, la réforme Arizona coûtera 116 € brut par mois à un travailleur de nuit à temps plein au salaire minimum. En commission paritaire 119 (commerce alimentaire), les primes de nuit sont plus élevées et correspondent à 30 % du salaire brut. Dans l’alimentaire, la réforme Arizona coûtera 343 € brut par mois à un travailleur de nuit à temps plein au salaire minimum.
Notons que dans de nombreuses entreprises, les salaires horaires et primes de nuit sont plus élevés que le minimum. Par exemple, chez Delhaize, le salaire de base est plus élevé et la prime de nuit correspond à 40 % du salaire brut. Un ouvrier Delhaize perdra donc en moyenne 569 € de primes par mois. Cet exemple est repris en dernière ligne du tableau 3. Rappelons qu’il s’agit d’un impact sur les nouveaux contrats et non les actuels. Rappelons toutefois aussi que l’entreprise a la liberté de faire signer de nouveaux contrats à ses travailleurs en place.
Ces chiffres quantifient le coût individuel de la réforme pour un travailleur. En émettant un certain nombre d’ hypothèses supplémentaires – par exemple que tous les travailleurs sont au salaire minimum et qu’un travailleur de nuit occasionnel travaille une nuit par semaine –, il est possible de calculer l’impact agrégé de la réforme des primes de nuit.[1]
Le tableau 4 montre que pour l’ensemble du secteur de la distribution, les primes de nuit diminueront de 47,9 millions €. Un peu plus de la moitié de cette diminution s’opère dans le commerce alimentaire (24,9 millions €) et un peu moins de la moitié (23 millions €) dans le non-alimentaire. Ceci est dû au fait que les primes de nuit sont deux à trois fois plus élevées dans l’alimentaire, bien que celui-ci emploie moins de travailleurs.
Il convient de rappeler ici que l’objectif de la réforme des primes de nuit est de rendre les entreprises belges plus compétitives dans l’e-commerce, notamment vis-à-vis des Pays-Bas. Pourtant, son impact principal aura lieu dans le commerce alimentaire, où l’e-commerce est relativement peu présent. La concurrence avec les Pays-Bas ou d’autres pays en matière d’e-commerce alimentaire y est même presque nulle. Si la réforme souhaite vraiment soutenir l’e-commerce, elle rate sa cible.
Coût de la mesure : perte de recettes sécurité sociale et impôts
En partant de l’hypothèse que les entreprises paient un taux de 24,92 % de cotisations patronales (le taux normal) sur le salaire brut et que les travailleurs paient 13,07 % de cotisations personelles (le taux normal), la perte pour la sécurité sociale engendrée par la réforme s’élèvera à 18 millions €. Si l’on émet l’hypothèse que les primes de nuit versées aux travailleurs sont soumises à 40 % d’impôts des personnes physiques et que les entreprises paieront le taux maximal de 25 % d’impôts des sociétés sur les gains issus de la baisse des primes de nuit, l’État verra ses recettes diminuées de 1,7 million €. Au total, la diminution des primes de nuit entraînera à terme un manque à gagner de 19,9 millions € pour la collectivité.
Les travailleurs verront leurs primes de nuit diminuer de 47,9 millions € brut. Comme ils devaient payer des cotisations et des impôts sur les primes, leur revenu net diminuera en fait de 25 millions €.
Les entreprises économiseront une somme de 59,8 millions € annuellement lorsque la réforme aura produit l’ensemble de ses effets. Dans le cas où cet argent est encaissé comme un bénéfice, il sera imposé et le gain net des entreprises s’élèvera à 44,9 millions €.
Conclusion
Notons que les taux réels de cotisations et d’impôts payés varient d’une entreprise et d’un particulier à l’autre. Il s’agit donc d’une estimation sur la base des taux les plus probables. Ensuite, notons également qu’il s’agit d’une sous-estimation. L’impact de la baisse des primes de nuit sur les 140 000 travailleurs du soir n’est en effet pas inclus dans ces montants, et les travailleurs de nuit ont été considérés comme étant tous au salaire minimum. L’impact réel de la réforme sera donc certainement plus conséquent, 44,9 millions € constituant un minimum.
Au final, la réforme des primes de nuit fera perdre 25 millions € aux travailleurs de nuit, mais aussi près de 20 millions € au contribuable. Si l’objectif est de développer l’e-commerce, cet argent est-il correctement utilisé ? La majorité des transferts financiers – au bénéfice des entreprises – aura lieu dans le commerce alimentaire, secteur dans lequel la concurrence en matière d’e-commerce avec les pays voisins est presque nulle. Avec des sommes aussi importantes, il serait possible de mener une politique ciblée sur l’e-commerce. Cela coûterait moins cher et éviterait de réduire la rémunération de celles et ceux qui effectuent l’un des emplois les plus difficiles aujourd’hui.
NOTE
[1] Hypothèses de travail : 1) l’ensemble des travailleurs de nuit est au salaire minimum sectoriel ; 2) les primes de nuit sont au minimum sectoriel ; 3) les employés et cadres présents la nuit dans les dépôts sont assimilés aux salaires des ouvriers de ces dépôts (il est impossible de les distinguer dans les données) ; 4) un travailleur de nuit occasionnel est compté comme travaillant une nuit par semaine et un travailleur régulier comme travaillant toujours la nuit ; 5) chaque travailleur est considéré comme travaillant à temps plein ; 6) chaque travailleur est considéré comme faisant partie de la CP 119.01, de la CP140.03 (roulant) ou de la CP140.03 (non roulant), chacun avec leurs barèmes spécifiques.